En cette année 2019, nous avons pris le temps de se souvenir du premier pas sur la Lune, mais on a souvent oublié les difficultés du programme Apollo, mobilisant sur plusieurs années des milliards de dollars (150) et des milliers d’hommes (400 000).
A l’heure du « tout, tout de suite », saurons-nous retrouver la capacité qui fut la nôtre de soutenir dans la durée des projets aussi ambitieux ?
Trois ans avant l’alunissage, Samuel Phillips, chargé de clarifier les causes des dérives du programme spatial, mettait en garde ses commanditaires : « Après prise en compte des éléments positifs, je n’ai pas pu trouver de raisons solides qui donneraient confiance dans la performance future du programme. »
Le vaisseau spatial, initialement estimé à 400 millions de dollars, fut en réalité neuf fois plus coûteux. Un incendie a emporté l’équipage d’Apollo 1 deux ans et demi avant Apollo 11.
En 1970, une explosion a lieu à bord d’Apollo 13 – le fameux « Houston, on a un problème » du film avec Tom Hanks.
En 1986, Challenger (la navette) explose soixante-treize secondes après son décollage, emportant l’ensemble de l’équipage. Une tragédie due à la défaillance d’un joint à 70 centimes.
Qui a mené des projets complexes comprend la solitude du directeur de projets face à ce type de difficultés. Les cyniques rappelleront que les projets ambitieux suivent une séquence bien établie. D’abord, l’enthousiasme du démarrage, au cours duquel chacun cherche à s’associer au projet. Puis les doutes qui suivent les premières difficultés, inhérentes aux projets complexes. Suit l’hystérie qui accompagne le réajustement des délais et des coûts
Viennent ensuite la recherche de coupables, puis la punition des innocents, car il est malheureusement souvent plus facile de sanctionner les pilotes d’un projet que de s’attaquer aux causes profondes des difficultés.
Le cycle s’achève aussi souvent par la promotion de ceux qui n’ont pas été impliqués dans le projet.
Or, pour réussir des innovations de rupture, il faut faire l’inverse : garder son calme face aux imprévus, rechercher, puis traiter leurs causes profondes et persévérer en se focalisant sur l’objectif, tout en veillant au maintien de l’équilibre économique d’ensemble. Le risque est inhérent aux grands projets. Les mégaprojets industriels sont 85 % à finir hors budget. Ce taux atteint 90 % pour les projets d’infrastructure et dépasse 80 % dans 23 % des grands projets informatiques. Une partie de ces dépassements est liée à la conception, la gestion ou la gouvernance du projet, voire à un excès d’optimisme. Mais ces aléas tiennent aussi à l’impossibilité de prévoir totalement des programmes dont nombre de détails ne sont pas connus au démarrage. Il est plus facile de respecter le calendrier de construction de la centième maison d’un lotissement ou d’un site de rencontres en ligne que d’envoyer un cosmonaute sur une autre planète, construire un nouveau type de centrale nucléaire ou d’éradiquer le virus du sida. Les grands projets technologiques visent à explorer toutes les options permettant d’atteindre un but. Ils ne peuvent donc être comparés ni aux projets qui ne visent qu’à reproduire un résultat connu sans ouvrir de voie nouvelle, ni au modèle économique des start-up. Pour une start-up qui a réussi, cinq entreprises auront peut-être exploré en vain d’autres façons de servir le même marché. La rentabilité sera forte pour les actionnaires de l’entreprise gagnante, mais plus modérée pour la société dans son ensemble, qui aura financé toutes les entreprises concernées et leurs coûts induits (allocations chômage, défauts de paiement). A une époque où le faible niveau des taux devrait favoriser les projets de temps long, où les enjeux climatiques, technologiques ou géopolitiques nous poussent à réinventer notre modèle et où la Chine démontre sa capacité à investir de façon patiente, nous devons retrouver la capacité qui fut la nôtre à résister à la culture de l’immédiat et à soutenir dans la durée des projets ambitieux.
🙂